Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie : «Le rejet de la taxe Zucman est une preuve du pouvoir de l’oligarchie»
Anne-Sophie Lechevallier
Démontant un à un les arguments avancés contre l’impôt plancher porté par la gauche, l’économiste américain décrit l’égalité fiscale et la taxation des ultrariches comme des conditions de «la démocratie et de la solidarité sociale».
Quand le Sénat français a rejeté en juin une proposition de loi instaurant un impôt minimum inspiré par les travaux de l’économiste Gabriel Zucman , Joseph Stiglitz n’y avait pas vu la fin de l’histoire. Le professeur d’économie de l’université Columbia à New York, 82 ans, prix Nobel dans sa matière en 2001 puis de la paix en 2007 avec les autres auteurs du Giec avait, peu de temps après le vote des parlementaires, mêlé sa plume avec celle de six autres lauréats du Nobel pour soutenir l’instauration d’un impôt sur les ultrariches en France. Une manière, plaidaient-ils dans une tribune au Monde , que le pays montre la voie au reste de la planète.
Depuis, cette proposition de taxe défendue par la gauche et conspuée par la droite et une grande partie du patronat est largement débattue. A Paris le vendredi 3 octobre, le codirecteur de la commission indépendante pour la réforme fiscale internationale (Icrict), qui fut également conseiller du président Bill Clinton puis économiste en chef de la Banque mondiale, explique les raisons de son soutien vigoureux à la taxe Zucman.
Le Premier ministre Sébastien Lecornu, avant de démissionner,avait rejeté la taxe Zucmanet proposéune taxe sur le patrimoine financierdont il n’a pas donné les détails, si ce n’est que les biens professionnels en étaient exclus. Cela peut-il rendre enfin progressive la fiscalité des plus hauts patrimoines ?
L’avantage d’un impôt sur la fortune plus complet comme celui proposé par Gabriel Zucman est qu’il traite toutes les formes de fortune de la même manière. Il s’attaque en particulier aux formes de fortune dont les rendements sont associés, par exemple, à des plus-values qui ne sont pas encaissées et donc pas imposées. Exclure les biens professionnels est injuste dans le sens où cela taxerait les particuliers ordinaires qui achètent des actions plutôt que les personnes très riches qui possèdent des entreprises. Cette proposition [celle de Sébastien Lecornu, ndlr] est en quelque sorte inéquitable verticalement. Elle l’est aussi horizontalement, puisqu’entre deux personnes ayant une richesse égale, celles qui n’ont pas d’entreprises paieront davantage d’impôts. Cela encourage également un passage de formes transparentes de détention de richesse à des formes non transparentes. Les particuliers avec des patrimoines élevés font preuve d’une grande ingéniosité pour sortir du cadre fiscal. Le fait d’éviter les impôts préside à leur prise de décision.
Etes-vous surpris par l’ampleur du débat en France sur la taxation des plus riches ?
A bien des égards, ce n’est pas une surprise. La Révolution française portait sur la fraternité, l’égalité, la liberté, n’est-ce pas ? Dans ce que j’ai pu observer de la culture française, cela est profondément ancré depuis plus de deux cents ans. C’est pourquoi il y a aujourd’hui en France un débat approfondi sur l’égalité, qui est, je crois, nécessaire à la fois pour la démocratie mais aussi pour la solidarité sociale.
La France n’est pas le seul pays au monde à avoir ces discussions. Pourquoi ce large mouvement surgit-il maintenant ?
Ce n’est pas surprenant non plus parce que les données sur les inégalités de richesse montrent que celles-ci ont explosé. Ce phénomène s’amplifie dans le monde entier, et la France s’inscrit dans cette tendance, avec des inégalités croissantes non seulement au sein de la société en général, avec les 1 % les plus riches , mais aussi au regard d’inégalités au sein même de ces 1 %, les 0,01 % les plus riches détenant une part plus importante. C’est la première raison. La deuxième, c’est qu’il existe un large consensus sur le fait que la France est confrontée à des difficultés financières. Quel est le remède ? Il existe deux manières de l’envisager : d’une part, combler les failles qui permettent à des personnes qui devraient payer des impôts de ne pas le faire et, d’autre part, taxer ceux qui sont les plus à même de payer, ceux dont la capacité contributive est la plus élevée. La proposition d’impôt minimum permet de faire les deux.
Les personnes fortunées sont presque à coup sûr capables d’obtenir des rendements élevés : disons, par exemple, s’ils obtiennent un rendement annuel de 10 %, une taxe à 2 % sur leur patrimoine reviendrait à taxer à 20 % ce rendement, ce qui est un taux inférieur à celui que de nombreux Français paient. Je trouve remarquable le nombre de personnes très riches prêtes à lever la main et à dire : «Je suis un fraudeur fiscal.» S’ils payaient déjà ces 20 %, ils ne s’y opposeraient pas ! Ce qu’ils disent, c’est qu’ils ne paient actuellement pas cet impôt minimum ou alors qu’ils sont des investisseurs incompétents avec des rendements très faibles. Et nous ne pensons pas que la plupart des personnes très riches soient des investisseurs incompétents.
Pensez-vous que la proposition d’impôt plancher formulée par Gabriel Zucman est prête à être mise en œuvre ?
Oui, elle l’est. Il reste deux détails importants qui doivent être résolus. L’un tient à la liquidité [pour ceux, par exemple, dont l’essentiel de la fortune estimée consiste en des parts de leur entreprise, ndlr], mais je ne suis pas persuadé que ce soit un réel problème. Parce que si votre patrimoine net dépasse les 100 millions d’euros, il est vraiment dur de croire qu’une banque ne vous prêterait pas 2 % de cette somme. Une autre manière d’apporter les liquidités serait de céder 2 % de votre fortune au fonds souverain national. Il a été question d’une autre solution : l’Etat vous prêterait de l’argent avec un taux d’intérêt approprié [en étalant le paiement]. Gabriel Zucman a avancé un argument contre cette solution, à savoir que si de nombreuses personnes doivent de l’argent à l’Etat, elles pourraient faire pression sur lui pour qu’il efface la dette. C’est un bon argument, mais qui n’est peut-être pas irréfutable.
En fin de compte, il s’agit d’une décision politique. Le deuxième problème tient à l’évaluation des actifs non cotés. Cette difficulté est surmontée dans tous les pays au moment du décès. Il y a toujours à ce moment-là une évaluation des actifs individuels et des procédures bien établies existent. J’ai suggéré à certains pays dans ce contexte ce que j’appelle une «méthode d’auto-application», dans laquelle l’individu déclare la valeur mais l’Etat a le droit d’acheter le bien à la valeur qui a été déclarée, augmentée peut-être d’environ 5 %. Donc, s’ils avaient seulement à déclarer, ils le feraient évidemment à une valeur très basse. Mais si l’Etat a le droit de l’acquérir, ça change tout.
Serait-ce légal ?
Vous pourriez adopter une loi. Ce ne serait pas une obligation. Si vous contestez l’évaluation de l’Etat, vous proposez la vôtre. Si l’Etat peut dire «vous trichez», je vais l’acheter puis soit le revendre, soit le conserver dans le cadre du fonds souverain national. Cette idée a un certain attrait, mais je peux comprendre que des pays la trouvent trop innovante.